Bibliographie







Dankala

Serge Safran Éditeur 2018
 

Extrait :

Le soleil roulait sur l’horizon, en équilibre, prêt à tomber de l’autre côté de la Terre. Les hommes l’ont oublié. Au crépuscule, ils portent la peur de la nuit, la tristesse du jour qui vient de finir. Les animaux eux s’en souviennent. Sur toute la ville, le cri angoissé des oiseaux alourdissait les arbres. À cette heure où les ombres marquent le sol d’empreintes de géant, Achille, enfoncé dans l’une d’elles, était à peine visible. Jean Richemont apparut dans l’angle de son regard. Aussitôt, le vieil Africain réajusta le pan de tissu qui barrait son torse. Les fins de journée commençaient à être fraîches. Le consul se plaça devant lui. Sans le regarder, il lui tendit un billet de cinq cents francs plié en quatre. Le vieux mendiant s’en empara avec la même dextérité qu’une langue de caméléon.

Des nouvelles ? demanda Jean Richemont en tournant le dos à Achille.

Le mendiant avait mené son enquête. Un de ses sbires, celui qui vendait des samoussas dans le hall de l’hôpital Arthur-Rimbaud, l’avait informé de la visite du consul à la morgue. Jusqu’à présent, la presse était restée laconique sur ces Blancs ramassés dans le quartier de Belbali. Juste un encart en petites lettres au-dessus des rubriques de la météo que personne ne lisait. On n’aimait pas à Dankala parler des dommages causés aux Européens. Telle était l’expression employée. Ce n’était pas bon pour le commerce, les bars et les bordels. La moindre alerte risquait de faire fuir les rares touristes qui s’égaraient dans le pays. Toute la ville en parlait pourtant. Du moins, une partie de la ville. Celle des expatriés dans leur bulle climatisée.

Achille étira la patience de Richemont. Ce jeu s’était établi entre eux sans qu’ils en aient jamais convenu des règles. Il se frappa la joue du plat de la main et pinça un insecte entre ses ongles.

Rien que personne ne sache déjà, répondit-il.

Comme chaque soir, une petite foule arpentait les arcades des anciennes maisons coloniales, sans but, pour le plaisir de sentir s’épuiser le soleil, de siroter un verre sous la treille des cafés et de guigner au passage, du coin de l’œil, les femmes et les couples naissants. Achille n’était pas de ce monde souple, habillé pour la parade. Il compta les enfants en guenille, mats de poussière, qui s’enroulaient autour des passants. Trois, sous les arcades, portaient en bandoulière des caissettes de bois taillées pour leur petit gabarit, pleines de cartes postales, briquets, enveloppes et lunettes de soleil qu’ils vendaient aux passants. Deux, près de l’acacia, surveillaient les voitures, aidaient à garer avec de grands gestes inutiles et patientaient en nettoyant les pare-brises. Deux autres encore circulaient entre les tables du Palmier Oublié. Les genoux pliés, comme de petites grenouilles prêtes à bondir, ils ciraient les chaussures des militaires assis sous la treille en bambou. Enfin, il y avait le lépreux qui déboulait dans les pieds des promeneurs sur sa planche à roulettes et ses fers à repasser, juste à l’entrée de la maison de la presse. Avec ses moignons et son sourire sans dents, il faisait le plus gros chiffre d’affaires. Les touristes étaient prêts à lui donner n’importe quelle somme pourvu qu’il déguerpisse au plus vite.

Un bus à la suspension affaissée souleva avec la poussière des sacs de plastique bleu qui jonchaient les trottoirs. Achille fourragea dans un carton. Il tendit au consul une carte postale écornée dont les couleurs avaient viré au rose. On y voyait une plage en arc de cercle avec une femme blanche, allongée au soleil dans un maillot une pièce jaune. Elle fixait l’objectif, souriante, semblant inviter le destinataire de la carte à venir s’asseoir à côté d’elle. En arrière-plan, ceux qui fréquentaient la ville auraient reconnu les premières baraques en tôle ondulée qui à l’époque commençaient seulement à pousser dans le quartier de Belbali. La photo datait d’une dizaine d’années. Depuis, les taudis avaient gangréné le bord de mer. Et plus personne ne venait se baigner sur cette plage couverte d’excréments, de canettes de bière et de culs de bouteille. Richemont jeta un œil sur la carte. Il sourit en reconnaissant le quartier.

Ça a bien changé ce coin-là, dit-il.

Oh oui, patron.

Tu sais quelque chose sur Belbali ?

Trois morts. C’est tout.

Tu en penses quoi ?

Pas grand-chose.

Le consul se gratta la bedaine au niveau du nombril. Il attrapa la carte postale qu’il regarda attentivement. Achille noua de nouveau les mains autour de ses genoux.

Certains racontent que ce sont les opposants au Président, précisa le consul avec le même flegme qu’un prédicateur annonçant Noël en décembre.

Achille claqua de la langue tout en faisant non de la tête.

Rien vu de ce côté-là.

Ou les corneilles…

Les corneilles ?

Le vieil Africain ouvrit de grands yeux que l’on ne voyait jamais. Son rire aigu comme autant de « i » alignés à qui on distribuerait des points à la volée s’élança dans le ciel. Richemont baissa les yeux sur la mousse orange qui tapissait le haut du crâne de l’Africain. À son tour, il ne put retenir un éclat de rire. Il fallait toujours un moment de répit pour réaliser que cette voix claire et sonore à peine trop grave pour convenir à une chanteuse alto était la sienne. Quant aux tressautements de son visage, ils pouvaient générer chez celui qui les observait cette crainte qui habite les vendeurs de porcelaine lors d’un tremblement de terre.

Les deux hommes poussèrent un même soupir avant de reprendre leur sérieux. Le consul caressa au fond de sa poche la clef de son tiroir à carnets. Il la sentit chargée des lignes qu’il mourait d’envie d’écrire depuis qu’il avait quitté la morgue. Il tira un nouveau billet froissé qu’il tendit au mendiant. De la souche poussiéreuse qu’était l’homme noir surgit une branche qui s’empara prestement du billet.

Je compte sur toi pour m’en dire un peu plus la prochaine fois, précisa le consul en voyant disparaître sa monnaie.

Bien patron.

Le vieil Africain s’essuya une larme du revers de la main.

Les corneilles… Il y a bien longtemps que mes vieilles oreilles n’avaient pas entendu pareilles âneries.

Richemont jeta un coup d’œil satisfait sur la carte postale de Belbali. Sans un mot, il abandonna le mendiant pour rejoindre sa voiture. Au même moment, le soleil quitta l’hémisphère, Dankala retourna à son oubli. Dans l’obscurité, sans un rayon de lumière, personne n’aurait pu dire où se trouvait ce minuscule pays. Seuls les faibles lampadaires étaient là pour donner l’illusion à ceux qui y vivaient d’exister encore. L’ombre d’Achille se déploya alors au-dessus de la place telles ces immenses chauves-souris qui se décrochent des arbres et traversent le ciel des villes. Son bâton pointa les étoiles, lorsqu’un sifflement déchira la nuit. Les yeux des enfants en guenille s’éteignirent un à un. Leurs silhouettes se fondirent dans l’ombre du vieil homme. Il n’y eut aucun bruit. Juste le silence des détritus charriés par le vent.








Le Voyage d'Abel
Grand Angle 2020