SOLISTE *

Tu as fait le choix de consacrer ta vie au piano. Une chance, disent certains. Toi-même, tu emploies ce terme. Car ceux qui t'entourent ont besoin de te l'entendre dire. Un homme qui réalise sa passion a nécessairement de la chance, n'est-ce pas ? 
Aussi loin que tu fouilles ta mémoire, rares sont les heures que la musique a délaissées. Chaque jour, tu déchiffres, mémorises. Tu n'as pas le choix. Chaque jour, il faut que tu t'exerces de manière à ce que la technique ne puisse pas s'effacer de ton corps. Et tandis que tu construis des programmes, tu te rends d'un point à l'autre du monde, souris aux photographes, signes des contrats, fais mille promesses. Avec une voix posée, une voix qui fait rêver, tu racontes aux journalistes les heures que tu passes assis à ton piano. Tu arbores un rire, un rire inventé. Tu donnes ton avis. Sur la Barcarolle de Chopin, la montée des températures en Arctique, les cyclones dans le Delta du Gange, sur tout, tu as une opinion. Il le faut bien puisqu'on te le demande.
A côté de tout ça, tu n'as plus le temps de passer un moment avec des amis. Plus l'envie. Leurs conversations te paraissent fades, ta vie décalée. Il suffit que tu partes une semaine à la campagne pour qu'il te vienne une sensation de vide, un goût d'inaccompli. 
Un soulagement aussi. 
Car sans cesse tu te sens partagé entre la contrainte et le désir. Entre l'homme vivant pour son instrument et l'homme libre. Les rares apparitions de ce que tu es sans un piano ressemblent à des figures assoupies qui attendent d'être réveillées pour oser s'épanouir. Un besoin de liberté alors te saisit, aussitôt étouffé par la peur de commettre quelque chose d'irréparable. Et de l'homme en contact avec la chair de la vie, tu finis par ne plus discerner grand-chose. Parfois, tu invoques un autre soi, une personne qui n'est pas toi. Mais après toutes ces années passées derrière un piano, sa présence est devenue incertaine. Il ne te reste plus qu'à te convaincre de ne pouvoir être au monde autrement. Le piano est aujourd'hui inscrit si profondément dans ta vie que sa réalité a fait de ta vérité, une illusion.

* Issu du roman "La musique vous aime, Antoine..." Editions Envol Emoi